Civilisation koutchéenne
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Les Koutchéens étaient le plus important peuple tokharien vivant dans le bassin du Tarim au premier millénaire de notre ère. Pour connaître leur civilisation, on dispose des observations effectuées par les Chinois, ainsi que des quelques documents laissés par les Koutchéens et découverts au début du vingtième siècle. Ces documents ne sont pas très nombreux, mais ils apportent quand même quelques précieux renseignements. Par ailleurs, selon une coutume répandue dans tous les pays bouddhiques à cette époque, les Koutchéens ont creusé des grottes dans les parois friables de certaines falaises pour en faire des sanctuaires. Leurs parois sont décorées d’une riche iconographie à caractère religieux, mais qui illustre parfois certains aspects laïcs de la civilisation koutchéenne. Le site le plus connu est celui des grottes de Kyzyl.
L’époque considérée correspond à peu près aux sixième et septième siècles de notre ère, mais il sera parfois question des siècles antérieurs.
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[modifier] L’organisation militaire
La fine fleur des armées tokhariennes était constituée par la chevalerie, et tous les chevaliers étaient des nobles. Ils étaient armés d’une longue épée, d’une lance et d’un arc rangé dans un étui, accompagné d’un carquois. L’épée était sans doute réservée à la noblesse, tandis que tout le monde pouvait porter un poignard. Dans les peintures koutchéennes, ils chevauchent sans étriers, alors que cette invention a commencé à se répandre au cinquième siècle de notre ère.
Une peinture tourfanaise datant du septième siècle représente une scène de tournoi qui rappelle notre Moyen Âge : un homme bardé de fer, sans doute à cheval et tenant une longue lance au bout de laquelle est fixé un drapeau, tourne le dos à une tribune où se tient une femme. À cette époque, l’existence des tournois de chevalerie est parfaitement attestée à Samarcande.
Les Koutchéens avaient adopté un système d’alarme d’origine chinoise. Ils construisaient des tours sur leurs frontières. Si des ennemis arrivaient près d’une tour, les sentinelles allumaient un feu, et ce signal était propagé d’une tour à l’autre. On dispose d’un document koutchéen qui donne des listes d’hommes affectés à la surveillance de la frontière. Il y en a 27 pour chaque tour.
Les ennemis étaient nombreux. Les Monts Célestes (Tian Shan), au nord du Koutchi, étaient le territoire de nomades qui se livraient régulièrement à des pillages. C’était leur mode de vie. Les villes et les villages étaient donc presque tous fortifiés. La capitale du Koutchi possédait une triple enceinte. L’enceinte extérieure, qui avait dans les 25 km de tour, protégeait probablement les territoires agricoles de la cité.
[modifier] Le roi et l’administration
D’après un texte chinois du cinquième siècle, le roi du Koutchi attachait sur sa tête un ruban de soie multicolore qu’il laissait pendre en arrière et il s’asseyait sur un trône « à lions d’or ». Les textes koutchéens, plus récents, confirment l’association d’un lion au trône. C’était un symbole du pouvoir royal. Quand on s’adressait au roi, mais aussi à d’éminents dignitaires, on l’appelait ñakte, terme que l’on traduit par « dieu » mais dont la signification première était sans doute « immortel ».
Le pèlerin chinois Xuanzang a rapporté que le roi et ses ministres se réunissaient le quinzième et le dernier jour de chaque lunaison, délibéraient des affaires de l’État et publiaient les décisions prises après avoir consulté d’éminents religieux.
Le titre le plus important, après celui de roi, était celui de yāpko. Il s’agissait d’une sorte de vice-roi. Il est possible que les yāpko aient surtout été des frères du roi. D’autres dignitaires sont souvent cités dans les documents koutchéens : il s’agit des ypoy-mokonta « anciens du pays ». Comme ils pouvaient agir collectivement, ils se constituaient probablement en assemblée. Ils jouaient des rôles variés : ils pouvaient s’occuper de police et de justice ou avoir des fonctions militaires. Le terme « ancien » tout court était également un titre, moins important.
Une lourde bureaucratie s’immisçait dans la vie privée des gens. Chaque individu était gardé sous son contrôle, en partie pour des raisons fiscales. Les impôts étaient payés en grains et les contribuables qui n’avaient pas de champ versaient des pièces d’argent. Le poids de la fiscalité était lourd. On taxait n’importe quoi, même les maisons closes. Certains documents montrent que les femmes et les hommes âgés étaient soumis à des corvées spéciales, sans doute des petits travaux.
Selon un texte koutchéen, les chefs de famille étaient concernés par le service au roi, le paiement des impôts, destinés à la nation, et leurs propres affaires. Ces devoirs ont sans doute été cités par ordre d’importance. Ce texte illustre le rôle du fisc dans la vie des Koutchéens et nous apprend que pour eux, le roi et la nation comptaient plus que la famille.
[modifier] La société
Les hommes du peuple étaient les ypoye (ypoyi au pluriel), terme dérivé de yapoy « pays ». Un texte les qualifie de « troisièmes », c’est-à-dire de troisième branche de la société. Il ne précise pas qui étaient les deux premières branches, mais il devait au moins y avoir les nobles. L’existence de la noblesse est attestée grâce aux textes chinois dès le premier siècle avant notre ère, et ils figurent souvent sur les peintures rupestres. On peut supposer l’existence d’une classe de fonctionnaires, nécessaires pour faire fonctionner la bureaucratie. On sait que cette classe existait dans un autre royaume tokharien (le Kroraina, au sud-est du bassin du Tarim). Les esclaves ou serviteurs étaient désignés par le terme mañiye, dont la version féminine était mañiya. Il est d’origine iranienne, ce qui laisse supposer que les Koutchéens avaient une conception de l’esclavage également d’origine iranienne. Ils ont cependant pu la modifier. Les serviteurs et les servantes étaient considérés comme des membres de la maison, avec l’épouse, les fils et les filles, tous étant placés sous la responsabilité du chef de famille.
Par définition, la famille était l’ensemble des personnes vivant dans la même maison. Quitter la famille pour entrer en religion se disait « quitter la maison ». Le chef de famille était littéralement « celui qui est assis dans la maison ». L’existence de la polyandrie est probable : plusieurs frères épousaient une femme unique afin de ne pas partager leur patrimoine, et ils vivaient également sous le même toit. Cette pratique est attestée chez un autre peuple sans doute tokharien, les Hephthalites, ainsi que chez les Tibétains, qui étaient les voisins méridionaux des Tokhariens. On explique ainsi que, contrairement à d’autres Indo-Européens, les Koutchéens ne se disaient jamais « fils d’Untel » : ils avaient une seule mère mais (réellement ou symboliquement) plusieurs pères, qui étaient tous frères.
Le statut de la femme semble avoir été assez bon. Du point de vue administratif, il était comparable à celui d’une catégorie d’hommes appelés śrāy (peut-être des hommes âgés). Les femmes nobles pouvaient faire des donations à des monastères bouddhiques, ce qui signifie qu’elles avaient de l’argent à leur disposition. Les jeunes filles de la noblesse recevaient une instruction et leurs qualités intellectuelles étaient appréciées. Un texte chinois compilé vers 519 décrit en ces termes la princesse Jivā : « La sœur du roi, âgée de vingt ans, était d’une intelligence insigne ; de tous les royaumes, on l’avait demandée en mariage ». Nous ne saurons pas si elle était belle : ce n’était pas cela qui comptait. Un moine koutchéen a inclus les « bien-aimées » parmi les calamités qui enlevaient aux hommes leurs biens. Il y avait aussi les voleurs, la guerre ou le « seigneur » (sans doute le roi, parce qu’il fallait lui payer des impôts). Ces idées témoignent d’une certaine misogynie, mais elles montrent aussi que les femmes pouvaient être de terribles séductrices.
Les artistes et les artisans étaient sûrement regroupés en corporations et transmettaient leur savoir de génération en génération. Ces corporations se distinguaient les unes des autres par la coiffure ou le costume. Des peintres ont fait leurs autoportraits dans les grottes de Kyzyl. Leurs chevelures tombaient sur leurs épaules, alors que les Koutchéens avaient généralement les cheveux courts.
Un texte chinois donne un renseignement sur la justice koutchéenne : « La loi du pays, c’est qu’en cas de meurtre, on est mis à mort, en cas de vol, on vous coupe un bras et un pied ». Elle était rendue d’une manière sévère ! Cependant, les Chinois en ont sûrement donné une vision simplifiée. On peut supposer que l’emprisonnement existait chez les Koutchéens. Un document koutchéen parle d’un escroc qui a été « saisi », ce qui s’interprète en « écroué ». Cet individu n’était autre qu’un moine. Il a, si l’on comprend bien l’affaire, emprunté de l’argent au nom de son monastère, le remboursement de ces dettes risquant de ruiner la communauté.
[modifier] Les coutumes et les fêtes
« Les gens aiment à chanter et à se réjouir », dit un texte chinois au sujet des Koutchéens. Cette joie de vivre était répandue chez tous les sédentaires de l’Asie centrale. « Généralement, ils apprécient le vin, et aussi la musique », dit-on encore. Cela signifie qu’ils étaient des buveurs invétérés ! On sait que les Koutchéens fortunés entreposaient de grandes quantités de vin chez eux. Il s'agissait de vin de raisin, le bassin du Tarim produisant des raisins en grande quantité.
La prostitution était très développée, mais elle n’était pas forcément synonyme de débauche : les plus grandes courtisanes étaient des artistes accomplies.
Les peintures des grottes de Kyzyl représentent fréquemment des scènes de funérailles. On se lamentait, et plus encore, les hommes se tailladaient le visage avec un couteau et les femmes s’arrachaient les cheveux. On voit même une femme se taillader la poitrine, qui est nue. Les femmes ne montraient jamais leurs jambes, qui étaient cachées par des jupes ou des robes longues, mais elles laissaient parfois leurs seins à découvert. Il existait des danses funéraires, avec des participants déguisés en animaux ou en créatures imaginaires.
Le solstice d’hiver tombait pendant le onzième mois koutchéen, wärsaññe meñe (le deuxième terme signifie « mois »). C’était une période de disparition symbolique du soleil, qui était synonyme de vie, et de contact avec le monde des morts, ainsi qu’avec les créatures de l’au-delà. Une grande fête des morts avait donc lieu. Elle est apparentée à la fête celtique de Samain, devenue Halloween dans les pays anglo-saxons. Les participants peignaient leurs visages ou portaient des masques pour ressembler à des animaux, ou ils se désignaient en fantômes. Ils effectuaient des danses bondissantes dans la clameur des tambours et d’autres instruments de musique. Ils s’aspergeaient d’eau les uns les autres, ou ils aspergeaient les passants afin de chasser les démons.
Le douzième mois, rapaññe meñe, était probablement une période de sacrifices, mais nous ignorons tout des cérémonies qui étaient organisées. Le terme rap est passé dans la langue chinoise, où il est actuellement prononcé là et où il s’applique à la fois au douzième mois lunaire et à un sacrifice d’hiver.
Le premier mois, naimaññe meñe, commençait par la fête du Nouvel An, qui durait sept jours. C’est la période de renaissance du soleil. Des hommes et des femmes portaient des masques de chiens et de singes ; ils dansaient et chantaient jour et nuit, pendant toute la durée de la fête. On organisait également des combats de chevaux, de chameaux et de moutons, et on observait qui étaient les vainqueurs et les vaincus pour augurer si les récoltes de l’année à venir seraient bonnes ou mauvaises.
Les neuf autres mois étaient simplement désignés par des numéros. Au début de l’été, avait lieu la fête d’Ylaiñäkte, le dieu du Tonnerre des Koutchéens, que les Chinois appelaient Huangdi. Ce dieu tuait les démons en les attrapant avec un lacet. Il vivait sur une montagne-source d’où quatre fleuves descendaient, ainsi que dans un marais. Les participants essayaient donc d’attraper un homme, qui représentait un démon, avec un lacet, et ils jetaient également sur lui de l’eau boueuse. Il y avait aussi des danses masquées. Comme celle du Nouvel An, cette fête durait sept jours.
[modifier] La littérature
Les Koutchéens étaient sûrement d’excellents poètes et des experts en grammaire. Cela explique que leur langue ait évoluée plus lentement que celle de leurs voisins orientaux, les Agnéens. Chez les Tokhariens, la poésie et la grammaire étaient considérées comme des branches du savoir.
De la littérature non bouddhique, il ne reste qu’une seule œuvre, un poème d’amour. En fait, seulement deux strophes ont été conservées. En voici une traduction. Un mot de signification inconnue, que l’on n’est même pas sûr de pouvoir lire correctement, a été remplacé par un point d’interrogation :
D’être vivant appelé humain, personne ne m’a été plus cher que toi, personne ne me sera plus cher que toi. L’amour de toi, le contentement de toi sont le souffle de la vie. Cela ne doit pas diminuer la vie durant.
Ainsi, je pensais : avec une unique femme aimée, je vivrai correctement la vie durant, sans tromperies, sans ? . Le dieu Karma seul a su que ceci était ma pensée. C’est pourquoi il a créé la discorde, il a déchiré mon cœur qui t’appartenait. Il t’a emmenée au loin, il m’a tiré à part, il m’a produit un lot de toutes les souffrances. Il m’a privé de ton réconfort.
Il y a des subtilités que la langue française ne peut pas rendre. Ainsi, le mot ārtañye, traduit ici par « contentement », est proche de « amour » (larauñe).
Les missionnaires bouddhiques ont apporté une forme de littérature qui faisait alterner dans un même texte des passages en prose parlée et en vers chantés. Leurs thèmes étaient tirés des légendes bouddhiques, notamment des récits des vies antérieures du Bouddha, les jâtaka. Ces histoires étaient composées et récitées par des moines ; elles visaient un auditoire populaire. Pour mieux frapper les esprits, à mesure que l’intrigue se déroulait, les conteurs montraient des peintures illustrant certaines scènes. Du bassin du Tarim, ce genre littéraire est passé en Chine, où il est connu sous le nom de bianwen. Les textes connus occupent une période allant du septième au dixième siècle. Ils eurent un tel succès que l’on composa des textes, sur le même modèle, qui n’avaient plus de rapport avec le bouddhisme. Leur influence sur la littérature populaire chinoise a été très profonde.
[modifier] La musique
Les airs de musique qui accompagnaient ces textes portaient souvent des noms sanskrits, mais ils étaient composés dans le bassin du Tarim. On connaît deux noms d’airs koutchéens cités dans des textes agnéens, ce qui est un témoignage du rayonnement de la musique koutchéenne. Selon Xuanzang, « Les musiciens de ce pays (le Koutchi) effacent ceux des autres royaumes par leur talent à la flûte et au luth ».
Les Koutchéens utilisaient un luth à quatre cordes et au manche recourbé, la flûte traversière ou à bec, le hautbois, la harpe et différents tambours. Il y avait des orchestres divisés en trois sections, les percussions, les cordes et les instruments à vent. Les pièces de musique comprenaient trois parties, le mode étant donné par les instruments à vent durant le prélude. Les Chinois estimaient que les Koutchéens avaient un grand sens du rythme.
Au Gansu, il s’était formé un mélange de musique chinoise et koutchéenne dès l’époque des Liang occidentaux (400-431). Sous la dynastie Tang, à partir de 618, la musique koutchéenne s’est imposée en Chine, notamment à la capitale, Chang'an. On connaît le nom d’un musicien koutchéen qui a vécu à la cour, mais il a été sinisé : Bai Mingda. Cette musique autrefois si prestigieuse n’a pas survécu à la disparition de la civilisation koutchéenne, mais on peut en trouver un lointain souvenir dans la musique de cour coréenne.