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Journal en Public

Maurice Nadeau

Stéphane Courtois, Nicolas Werth, Jean-Louis Panné, Andrzej Paczkowski, Karel Bartosek et Jean-Louis Margolin

Le Livre noir du communisme

Laffont

"A Maurice Nadeau, l'éditeur de tant de témoignages sur le totalitarisme soviétique et le militant de la Commission pour la vérité sur les crimes de Staline. Cordialement, Jean-Louis Panné", signature suivie de deux initiales entrelacées, probablement SC (Stéphane Courtois). Je connais Jean-Louis Pannée comme biographe de Boris Souvarine. J'ai parlé de son livre. Je le suppose honnête homme. Je ne connais pas M. Stéphane Courtois dont on me dit qu'il a été communiste, historiographe de son ex-parti et éditeur d'une revue intitulée Communisme (peut-être par antiphrase), directeur de recherches au CNRS, quelqu'un de sérieux donc, tout comme Jean-Louis Panné.

Tout comme les "historiens et universitaires" qui ont "entrepris, continent par continent, pays par pays, de dresser le bilan le plus complet possible de méfaits commis sous l'enseigne du communisme", résumons: "des dizaines de millions de morts en URSS et en Chine", des "millions dans de petits pays comme la Corée du Nord et le Cambodge", en chiffres ronds: "85 millions de victimes" selon la bande (appelée à faire sensation) qui ceinture cet ouvrage de 846 pages intitulé Le livre noir du communisme et sous-titré Crimes, terreur, répression (1).

J'ai le regret de dire que ces deux esprits sérieux (Panné et Courtois), que ces "historiens et universitaires", co-auteurs de ce Livre noir du communisme, viennent de commettre une escroquerie.

Non sur les chiffres des victimes, si discutables et fluctuants qu'ils soient selon des historiens de tout bord, et même si nos compères y font figurer les victimes des famines et des guerres civiles consécutives aux deux guerres mondiales (autres millions de morts). Ni sur la réalité des faits par le menu répertoriés et chiffrés: fusillades, massacres en masse, exécutions, déportations, Procès de Moscou ou Grand Bond en avant. Non, l'escroquerie réside en ce que ce collectif d'auteurs appelle "communisme" ce qui en est précisément le contraire.

Et pour savoir ce que le mot "communisme" signifie, il n'est pas nécessaire de remonter à Platon.

A vingt ans, j'étais inscrit au parti communiste français. Deux ans plus tard, en 1932, j'en étais exclu pour, après un voyage d'étudiant en Allemagne, avoir mis en doute dans ma cellule locale, formée de braves gens, cheminots, anciens combattants, employés au Matériel téléphonique, un immigré hongrois, la justesse de la politique suicidaire du parti communiste allemand aux ordres de Staline.

Je me mis à lire tant Lénine que Trotsky tout en regardant autour de moi et, bien que je ne fusse pas déjà des plus malins, je m'aperçus tout de même que Staline et le "communisme" ça faisait deux, qu'exiler Trotsky et envoyer les camarades allemands au casse-pipe ça ne faisait qu'un. Je ne m'étonne pas que François Furet, qui était encore en culottes courtes, ne s'en soit pas aperçu et soit même devenu par la suite un bon stalinien, (avant de démolir "la conception marxiste" de la Révolution française), tout comme est devenu "communiste" Stéphane Courtois sans doute, tout comme une pléiade de bons esprits qui, comme mes amis Edgar Morin ou Dionys Mascolo, en des temps troublés, ont adhéré au PCF pour les meilleures raisons du monde.

Non, ce qui m'étonne c'est que ce qui me semblait clair il y a soixante ans: Staline, dix ans après la mort de Lénine, trois ans après l'exclusion et l'envoi en exil de Trotsky, Staline avec qui la contre-révolution s'installe, soit tenu par des "historiens et des universitaires" d'aujourd'hui pour un "communiste", et ce qu'il incarne et représente, pour "le communisme". Où donc ont-ils fait leurs classes ces "historiens"? Pour quelques-uns, tiens, pardi! chez Staline précisément.

Ces "historiens et universitaires" ignorent-ils qu'à 1793 succède 1794, à Robespierre Thermidor et le Directoire, à la Convention Napoléon, l'Empire, la Restauration. Pourtant elle a bien eu lieu cette Révolution, et elle a changé beaucoup de choses, que n'oubliera pas par exemple Stendhal, admirateur d'autre part de celui qui, devenu à son tour tyran, a arpenté l'Europe pour affronter "rois et tyrans". Ignorent-ils, ces "historiens et universitaires" ce qui me tombe, en ce moment, précisément sous les yeux à propos de Chateaubriand, dans ce Pari mélancolique que je suis en train de lire (2): "Point critique insaisissable, à la frontière du temps historique, elle (la révolution) est constamment effacée et contrariée par une contre-révolution qui la suit comme un double ou une ombre, dans ce dédale où", cette fois c'est Leopardi qui parle: "la contre-révolution et la révolution marchent pêle-mêle". Faut-il faire appel à Joseph De Maistre, orfèvre, quand il écrivait — d'après Daniel Bensaïd —: "la contre-révolution n'est pas une révolution en sens contraire, à front renversé, mais "le contraire d'une révolution".

Staline se disait le fidèle disciple de Lénine et même "communiste". Depuis quand des "historiens" croient-ils les gens sur parole, confondent-ils la parole et l'acte, le "dire" et le "faire"?

En 1934, après l'échec d'une collectivisation qui réduit à la famine la paysannerie qui a échappé à la "dékoulakisation", Staline inaugure cette contre-révolution qui double la révolution "comme une ombre" et qui en est "le contraire". Une contre-révolution sanglante, meurtrière qui, au nom de Lénine et de la "patrie du socialisme" à sauvegarder, commence (il y mettra quand même du temps) par envoyer ad patres, une balle dans la nuque, tous les amis de Lénine, tous ses camarades, tous les artisans d'Octobre 1917, tous les participants au Comité central, au Bureau politique de l'époque léninienne, tous sans exception. "Colossale contre-révolution bureaucratique, écrit Bensaïd, où l'initial communiste d'Octobre se brise, sans toutefois effacer complètement, ajoute-t-il, le tournant historique accompli, pas plus que l'Empire et la Restauration n'ont pu effacer la marque événementielle de 1789 et de 1793".

Oui, mais l'Empire s'appelle l'Empire, avec un Empereur sacré par le Pape. La Restauration s'appelle Louis XVIII, la revanche du clergé qui récupère les "biens nationaux", le milliard des émigrés, Charles X. Parce que Staline a gardé l'étiquette qui a fait de lui le Secrétaire Général d'un Parti qui, en 1934, a été par ses soins renouvelé de fond en comble, nos "historiens et universitaires" s'obstinent à appeler "communisme" ce qui en bonne langue française et en connaissance honnête de l'Histoire s'appelle "stalinisme", pour les Chinois "maoïsme", pour les Cambodgiens "Khmers rouges". Quand on fait la publicité d'un livre sur des millions de cadavres on n'a pas le droit de jouer sur les mots.

Querelle de langage? Pas seulement, on le voit, bien que le langage dise tout, se prête à tout, et qu'il faille sans cesse le décrypter pour savoir ce qu'il veut vraiment dire. Ainsi, dans le monde capitaliste où nous vivons, monde "démocratique", c'est-à-dire monde du marché libre et de la libre entreprise, autrement dit monde "politico-médiatique" de l'exploitation et du profit, prenez à propos du travail salarié un mot comme "adaptation". Il faut le traduire ainsi: "Disposition, exigée des travailleurs modernes, à laisser leurs employeurs organiser l'essentiel de leur vie, en plus de leurs conditions de travail". Le mot "Affaires" a pris lui aussi un sens second, qui remplace l'obsolète "scandales" et "suggère l'idée d'un contretemps fâcheux, ou de l'inévitable contrainte de toute carrière politique, industrielle ou commerciale aboutie". "Assumer" peut vouloir dire "s'accepter tel qu'on est, avec ses qualités, mais aussi ses renoncements", c'est-à-dire agir parfois "à l'opposé de ses convictions". ("J'ai fait le choix d'assumer, dans l'intérêt national", déclare M. Chevènement avant de démissionner de son poste de ministre au moment de la Guerre du Golfe). Nous savons depuis longtemps que "la langue de bois" qualifie "tout discours marxiste, ou de gauche qui s'attaque à la loi du marché" et, par extension, le langage de l'adversaire, voire tout ce qui relève de "l'idéologie" qui, elle aussi, est forcément marxiste. De même que quand telle entreprise parle de mettre en train un "plan social", cela veut dire qu'elle va licencier une partie plus ou moins grande de ses employés. "Croissance (économique) "veut dire augmentation des profits pour les uns, et seulement "condition de la préservation du niveau de vie" pour les autres, tandis que la "Culture", sacrée, et même sacralisée, "est la marchandise qui fait acheter toutes les autres" (ne serait-ce pas Marx, qui, déjà...?) Nous n'allons pas passer en revue les quelque 350 mots ou expressions qu'aligne Raoul Vilette dans son décapant "lexique": Le Marché des Mots, Les Mots du Marché, qui, publié sous l'enseigne "Les nuits rouges" (pas d'adresse), porte à situer le dit Vilette du côté de l'anarchisme.

Pour en revenir au Livre noir, on sera tout de même reconnaissant à Stéphane Courtois d'annoncer la couleur. "Aujourd'hui encore, écrit-il dans sa préface, le travail de deuil de l'idée de révolution, telle qu'elle fut envisagée aux XIXe et XXe siècles, est loin d'être achevé. Ses symboles — drapeau rouge, Internationale, poing levé — resurgissent lors de chaque mouvement social d'envergure. Che Guevara redevient à la mode".

Voilà le fin mot de l'histoire, voilà ce qui empêche M. Courtois de dormir. "Un spectre hante l'Europe..." Les vaincus d'Octobre 17, qui ont tenté l'impossible, tous les opposants à Staline, les dissidents, les "trotskystes", les "cosmopolites", tous ceux qui ont payé de leur liberté ou de leur vie ne sont pas encore assez vaincus. Il faut en outre les humilier, leur faire porter la casaque de leur bourreau. Bravo, les "historiens"!

1-Robert Laffont éd. Voir dans ce numéro l'article de Jean-Jacques Marie

2-Daniel Bensaïd,le Pari mélancolique, Fayard, 306 p., 120 F. Enzo Traverso parlera de cet ouvrage dans un prochain numéro.